Nous sommes dans le salon. Sur le mur de droite écru, il y a un clou. Ce clou voudrait recevoir un tableau, un miroir ou une sculpture murale. Mais pour cela, il faudrait qu’il soit bien cloué. Il est anxieux, il est mal enfoncé. Il est perturbé, se pose des centaines de questions : “Pourquoi n’a-t-on pas donné un coup de marteau en plus?”, “Pourquoi m’a-t-on laissé dans cet état là?”, “Comment vais-je pouvoir soutenir une œuvre?”. Toutes ces questions que ce simple clou se posait et qui lui paraissait insolubles. Depuis toujours, ce clou est atteint de TOC. Il doit être enfoncé avec 3 coups de marteau, pas plus, pas moins. Il doit être planté à exactement 95°. Il doit être au centre du cadre qu’il supporte, au nanomètre près, à tout instant. Il n’y avait que comme ça qu’il se sentait paisible. Mais voilà qu’on le met sur le chemin de l’accomplissement de sa mission ultime, ce pour quoi il existe, sans totalement l’aboutir. Le clou en était malade, au bord du malaise. Tout avait si bien commencé : le marteau. 1, 2 et… l’arrivée d’un tableau.
Le tableau est posé sur le canapé, contre le mur. Lui aussi souhaiterait vivre sa vie, suspendu, décorant une habitation mais surtout être regardé et admiré de tous. Tous les tableaux sont narcissiques, cela va de soi. Mais ce tableau a un problème, son cadre est abimé. En bois peint en noir pour mettre en valeur les couleurs chaudes de la toile, il avait un éclat. Dans le coin en haut à droite, une petite entaille de quelques centimètres laisse voir la couleur du bois originel. Le tableau est blessé au plus profond de sa sensibilité. Ce n’est pas ce que l’artiste aurait voulu. Pour mettre en valeur un tableau d’une si grande beauté, il faut le cadre parfait. Le tableau est triste. Il se retient de pleurer pour ne pas détériorer le travail de l’artiste qui lui a consacré tant de temps et d’énergie. Il est au bord de la dépression. Des semaines maintenant, qu’il se trimballe cet saleté de cadre négligé. Le tableau le sait maintenant, il va être accroché avec cette horreur. On ne verra plus que lui et plus personne ne fera attention à moi, pense-t-il. Pour tenter de dédramatiser, il regarde autour de lui, à la quête d’objet plus écœurant que ce cadre. Une bouteille de vin rouge est posée sur la table basse, juste en face de lui. Il ne l’avait pas remarqué tant sa détresse le brouillait.
La bouteille est entourée d’une auréole rose tracée sur la table, en compagnie de deux grands verres au tiers remplis. Tout ce beau monde semble si heureux, ivre de joie. La bouteille tangue lascivement entre les verres, les flattant. Les verres se laissent racoler jusqu’à ce qu’ils soient débarrassés et abandonnent ainsi la bouteille qui ne se rend pas tout de suite compte de leur disparition. Elle réalise enfin qu’elle est seule et rebouchée. C’est alors qu’elle s’énerve. Elle tourne autour de sa tache, encore et encore. Elle râle, elle bouillonne. Elle s’énerve, crie des insultes à tout va qui vise tout le monde et personne. Privée de ses amants, elle devient mal embouchée. Le liquide pourpre fait maintenant d’énormes bulles. Le gaz veut s’échapper, mais le bouchon de liège est bien enfoncé. Le son de la bouteille glissant sur la table en verre est de plus en plus aigüe et irrite les tympans. Le crissement du liège sur le verre commence doucement. La bouteille de vin s’agite encore, proliférant des injures plus ou moins pertinentes. D’un coup, le bouchon saute à travers la pièce, heurtant le tableau qui hurle qu’il est déjà assez souillé comme ça. La bouteille perd l’équilibre, claque violemment sur la table et se déverse sur une chaussure.
La chaussure en cuir noir, fraichement cirée est ébouillantée. Elle qui fait si attention à son apparence chaque jour. Elle qui évite avec habilité chacune des flaques d’eau qu’elle croise en allant travailler. Elle qui prend chaque matin une dizaine de minutes à faire la boucle parfaite. Elle est salie par la bouteille au sang chaud. La chaussure reste calme, sur le tapis confortable. Elle refoule la rage au fond d’elle. Elle enfouis une fois de plus. Comme le jour où elle a malencontreusement marché dans la boue humide. Comme le jour où elle est restée chez elle parce qu’elle avait égaré sa jumelle.La chaussure lie ses lacets, essayant de sauver les apparences. Profondément honteuse de son accoutrement, elle exprime son mal-être en insultant le clou mal enfoncé, qui redouble d’anxiété.